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Nombre de messages : 13717 Age : 57 lieu : Le Girmont Val d'Ajol (88) ex : Grasse, Nice, Antibes Date d'inscription : 06/03/2006
| Sujet: Cannes : le palace Martinez et la guerre Jeu 23 Juil 2015 - 11:16 | |
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Elle a connu une vie dorée dans sa famille très aisée. Mais la guerre a tout bouleversé : son père s’est retrouvé dépossédé du palace qu’il avait érigé dans les années 1930. Ruiné, humilié, il est mort dans la pauvreté. A 91 ans, cette arrière-grand-mère pétillante, qui vit aujourd’hui avec une maigre retraite, a englouti des sommes colossales en frais d’avocat pour s’attaquer à l’Etat et au département des Domaines. Soixante ans d’une bataille désespérée, mais peut-être pas perdue.
Dans son petit appartement niché à Pigalle, non loin du café d’Amélie Poulain, tout respire le passé. Suzanne Martinez-Kenny vit depuis des décennies dans ce petit deux pièces où elle a habité avec son mari et leurs trois fils. En photos sur les murs, les souvenirs d’une époque révolue, celle du luxe, des torpédo, du casino de Deauville où sa mère engloutissait des fortunes sur le tapis vert. A 91 ans, les yeux de Suzanne rient encore. Ils évoquent cette France des années 1930 qui l’a menée des berges de la Seine à la Croisette.
Mais si « Sue » rêve toujours en contemplant les photos jaunies, elle s’attriste en fixant l’image de son père en smoking, levant son verre à une table du Martinez. Emmanuel a été dépossédé de son hôtel cannois à la Libération car soupçonné de collaboration avec l’ennemi. Il a donné son nom à ce lieu mythique. Une formidable saga qui se termine en forme de tragédie. Emmanuel meurt seul et désargenté un soir de 1973 dans un hospice de Gênes, en Italie. Suzanne veut rendre aujourd’hui son honneur à ce père admiré, haute personnalité de l’hôtellerie de luxe. Emmanuel Martinez a dirigé les plus beaux établissements de l’époque, le Carlton à Paris, le Plaza à Nice et quelques autres. Officier de l’Ordre du Saint-Sépulcre, chevalier de la Couronne d’Italie, comme son nom ne l’indique pas, il est italien, né à Palerme en 1882, descendant de baron. Il fréquente ce que l’on n’appelait pas encore la jet-set, personnalités, acteurs, nouveaux riches et grandes familles. Marié, il vit une romance avec une gouvernante d’un de ses hôtels qui donne naissance à Suzanne. L’enfant est adoptée par Emma Digard, femme flamboyante, la compagne attitrée de Martinez. Etrange et interminable histoire. Suzanne n’est reconnue « Martinez » qu’en 2000, sur décision de justice.
« Je vivais avec ma mère adoptive dans un bel appartement de l’avenue Foch. Mon père venait tous les jours. Et, à chaque fois, je me glissais dans leur lit. Il apportait des cadeaux. C’était un grand bonheur. J’ai été scolarisée dans les meilleurs établissements de Paris », se souvient Suzanne. Le conte de fées se poursuit en 1927, à Cannes, où Emmanuel Martinez peut enfin réaliser son projet : bâtir l’hôtel qui portera son nom. Martinez rachète la Villa Marie-Thérèse au prince Alphonse de Bourbon ainsi qu’un terrain attenant avec vue imprenable sur la baie. Le palace de sept étages est édifié avec des boutiques dont la façade est ornée « de marbre granit et mosaïque or et couleur », indique le cahier des charges du chantier. Il ouvre ses portes le 17 février 1929. Ce jour-là, le champagne coule à flots. Les célébrités s’y bousculent, le prince de Galles, le roi d’Egypte… Mistinguett et « ses belles gambettes » y pousse la chansonnette un soir de 1931 pour un mémorable dîner de gala.
Suzanne observe tout, avec ses yeux d’enfant ébahie. Elle vit tout près du Martinez, avec Emma, dans un bel appartement. Le week-end, elles occupent une suite au troisième étage du palace avec vue sur le Suquet. Mais les problèmes financiers troublent rapidement la belle image d’Epinal : les dettes s’accumulent. La grande crise de 1929 aux Etats-Unis fera, par ricochet, chuter la fréquentation les années suivantes. La Société foncière du nord de la France, grand bailleur de fonds de l’hôtellerie française, vient à la rescousse. Mais l’arrivée de la guerre sonne le glas d’Emmanuel Martinez. Il va tout perdre en quelques mois alors que les troupes russes pénètrent dans le bunker de Berlin. « Le malheur d’Emmanuel Martinez est d’avoir eu des relations durant six mois avec un homme sulfureux, un agent à la solde du IIIe Reich, Michel Szkolnikoff », explique Pierre Abramovici qui a consacré une biographie fouillée à ce personnage majeur et méconnu de la Seconde Guerre mondiale. « Szkolnikoff est un Russe né en Biélorussie. Il était membre d’un groupe dissident du judaïsme, les karaïtes, qui furent adoubés par les nazis. C’est un homme rusé. Son histoire demeure confuse. On le voit banquier à Gdansk, puis escroc en Belgique avant de gagner le Sentier, un quartier de Paris où il vivote dans la confection. Mais peu avant la guerre, il commence à décoller en négociant avec les grands magasins. La guerre fera de lui un homme riche. Toujours dans le textile, notamment grâce à des marchés obtenus avec la Kriegsmarine. Szkolnikoff gagne de 1 à 2 millions de francs par mois, c’est énorme pour l’époque. »
Mais c’est dans une autre activité que ce petit homme fait merveille : le rachat d’hôtels de luxe. L’évaluation de son patrimoine immobilier donne le vertige : 2 milliards de francs de l’époque. « Les Allemands voulaient créer un grand groupe hôtelier. L’affaire était suivie en personne par le ministère des Finances dirigé par Hermann Göring. » L’enquête démontre que, par le biais de prête-noms, Szkolnikoff acquiert à Paris, Nice et Monaco une vingtaine d’hôtels par des prises de participations. Des noms prestigieux : Le Louvre et le Windsor à Monaco, Le Plaza et le Ruhl à Nice et l’Hôtel de Paris au cœur de la capitale… A Cannes, Szkolnikoff a mis la main sur le Majestic. Il lui faut le Martinez. Pour déterrer les indices, Pierre Abramovici a bénéficié du soutien très actif du prince Albert, qui lui a ouvert sans réserve les archives du Rocher recélant les clefs du système Szkolnikoff. Le prince, et c’est tout à son honneur, estime que rien ne doit être caché de cette trouble période. Il a activement soutenu l’historien dans ses recherches. Pierre Abramovici le démontre : Monaco fut utilisé par les Allemands comme l’une des plaques tournantes du blanchiment de l’argent issu des pillages. L’Hôtel de Paris, celui de Monaco, est un lieu étrange où se mêlent le chef de la Gestapo, une famille juive en négociation de vente de son entreprise et des personnalités du showbiz. Ses tablées voient défiler Charles Trenet, Maurice Chevalier ou Tino Rossi poussant l’« Ave Maria » et « L’Ajaccienne » sous le regard attendri d’officiers SS qui prennent la pose entre les bras de prostituées. A Monaco, Szkolnikoff est comme un poisson dans l’eau. C’est un havre de paix dans la guerre, comme d’ailleurs Cannes, tout du moins dans la première partie du conflit.
Emmanuel Martinez, lui, accueille dans son hôtel ces Italiens qui occupent la région niçoise, fascistes du cru, collabos français et beaucoup d’Américains avant le désastre de Pearl Harbour et l’entrée en guerre des Etats-Unis. Le climat change en 1942 avec le franchissement de la zone libre par les Allemands. Un étage entier du Martinez est réquisitionné par la Wehrmacht. L’Ovra, la police secrète italienne qui garde la mainmise sur la Côte d’Azur, se livre alors à des exactions. Dans quel camp se situe Martinez ? « Il ne fait pas affaire avec eux. Son malheur est, rappelons-le, d’avoir été en relation d’affaires avec Szkolnikoff durant six mois. Il avait des difficultés financières et les banques ne voulaient plus lui prêter. Il emprunte à Szkolnikoff 19 millions de francs en échange d’une remise en garantie d’une partie de ses actions. Martinez le remboursera par la suite et récupérera ses titres. » Pour la Résistance, Emmanuel Martinez est coupable « parce qu’il est italien sur la Côte d’Azur, donc forcément complice avec l’occupant. Mais il ne peut être considéré comme collabo car il n’est pas français : avec lui, la législation relative aux faits de collaboration ne saurait s’appliquer ». En cette fin de 1944, les maquisards ne semblent guère entrer dans ces subtilités juridiques. Martinez apparaît en une de « L’Ergot », une publication de la Résistance, sabrant le champagne aux côtés d’officiers allemands. Pourtant, le 15 juillet 1941, sa fille Suzanne a épousé un membre des services secrets britanniques, Thomas Kenny, cofondateur du réseau Pat O’Leary : « Mon mari était chargé d’organiser une filière d’évasion de pilotes anglais vers l’Espagne. » Suzanne n’a guère le temps de roucouler. Le 18 juillet 1941, Thomas est arrêté manu militari à la terrasse du Martinez. Il faudra l’intervention du président des Etats-Unis pour libérer le jeune homme incarcéré à Marseille. Suzanne vit par la suite d’intenses péripéties qui la conduisent en Angleterre via l’Espagne. Son père la rejoindra en 1946, il y possède une petite entreprise de traiteur qui lui permet de rebondir. Mais l’hôtel Martinez lui manque. Il regagne la France pour tenter de faire valoir ses droits dès 1949, puis l’Italie en 1956 où il se remarie. Il décédera en 1973. Un an plus tard, la justice française reconnaît que la preuve de la vente de l’hôtel à Szkolnikoff n’a pu être apportée.
Un impératif pour l’Etat français après la guerre : mettre la main sur l’empire de Szkolnikoff, qui a fui en Espagne, où il serait décédé en juin 1945. Le 11 juillet 1945, le tribunal de Paris décide de séquestrer les biens des nombreuses sociétés de l’homme de Göring. Il y a là la Société des grands hôtels de Cannes dont Martinez détient la majorité des parts. Il est pris dans la nasse. La question de la date du décès de Szkolnikoff est essentielle. Ses héritiers, qui souhaitent récupérer le magot, soutiennent à l’époque, non sans raison, que l’on ne peut saisir les biens d’un mort. Le séquestre serait donc nul et non avenu. Martinez sera condamné par contumace à vingt ans de travaux forcés pour « collaboration avec l’ennemi ». Son hôtel, placé sous séquestre à la Libération, a été géré par l’Etat avant d’être revendu en 1981 au groupe Taittinger qui le cède par la suite. Suzanne et ses deux enfants, John et Phillip Kenny, ont repris le flambeau du combat judiciaire mené depuis le mois d’août 1944 par Emmanuel Martinez. Ce jour-là, l’Italien est menacé de lynchage par la Résistance. Il fuit en direction de la frontière : « Ma mère, Emma, l’a dissimulé dans le coffre de sa voiture. Elle a filé à tombeau ouvert. Il a pu se réfugier à Milan. » Martinez entame un parcours du combattant, celui de sa réhabilitation. Il veut récupérer son hôtel, l’œuvre de toute une vie. Le combat est harassant. La cour d’appel de Lyon le blanchit définitivement de toutes les accusations de collaboration en 1949. L’homme d’affaires pense avoir gagné la partie et débarque à Cannes. Un certain Bertagna, qui gère les lieux pour le compte des Domaines, lui claque la porte au nez. Pire, il le fait embarquer par la police. Bertagna, ancien comptable d’Emmanuel Martinez, semble avoir aussi travaillé avec Szkolnikoff mais n’a jamais été ennuyé pour « collaboration ». Martinez est persona non grata au Martinez. Un autre ennemi se dresse : le fisc lui réclame des sommes colossales. A ce jour, la dette n’est toujours pas éteinte et la trésorerie du XVIe arrondissement de Paris exige la somme astronomique de 23 millions d’euros à Suzanne Martinez-Kenny… Elle qui ne vit que d’une maigre retraite.
Cette nouvelle guerre après la guerre n’est pas un combat d’arrière-garde. Elle rebondit en 2012 lors d’une plainte avec constitution de partie civile déposée par la famille Martinez. La Brigade financière mène alors une enquête minutieuse, interroge les agents des impôts et parvient à la conclusion que quelque chose ne tourne pas rond. Un expert judiciaire a d’ailleurs relevé que, entre le séquestre en 1945 et la vente de l’hôtel en 1981 au groupe Taittinger, les Domaines qui gèrent le fonds de commerce n’ont jamais déposé les comptes de gestion du Martinez. Et sur les trente-cinq ans de gestion de l’hôtel, ils n’ont fait que quatre versements en apurement de la dette Szkolnikoff... qui n’est toujours pas apurée, en raison des intérêts moratoires. L’affaire sent la raison d’Etat. Les policiers s’interrogent sur la fameuse dette fiscale, et relèvent une absence de justification de la créance de 23 millions. « Dans un rapport confidentiel, les enquêteurs notent que le principe d’application des intérêts moratoires (les intérêts d’intérêts appliqués par le Trésor en cas de non-paiement) est un non-sens », explique Pierre Abramovici. Mais le dossier se conclut par un non-lieu qui écarte la responsabilité de l’Etat. Comprenne qui pourra
Qu’en est-il de la propriété de l’hôtel ? Assis derrière une montagne de dossiers, l’avocat marseillais Pierre Zeghmar défend avec passion les intérêts des Martinez-Kenny, mais également ceux des héritiers d’Anella, ex-associé de Martinez. Il livre une vraie guérilla judiciaire. Parmi les procédures, une question prioritaire de constitutionnalité (QPC) qui vise à censurer la loi de finances rectificative de 1979 permettant dans l’une de ses dispositions l’entrée de l’hôtel dans le patrimoine de l’Etat par un complexe mécanisme de dation en paiement. Le tour de passe-passe autorisant la vente du bien en 1981 au groupe Taittinger pour une somme jugée dérisoire : 65 millions de francs. L’enjeu est énorme, les Martinez-Kenny réclament aujourd’hui plus de 130 millions d’euros de dédommagement. « Je pense que cette somme n’est nullement surévaluée compte tenu de la valeur actuelle du palace », estime Me Zeghmar. Le Martinez, lui, coule des jours paisibles. Après-guerre, d’autres personnalités viennent marquer son histoire. Errol Flynn mouille son yacht à quelques encablures de sa plage privée. Vendu en 2005 par le groupe Taittinger à l’américain Starwood Capital Group, l’établissement est cédé en 2012 à un groupe qatari. Il est rebaptisé « Grand Hyatt Cannes Hôtel Martinez ». « La propriété actuelle ne peut pas être remise en cause, les acheteurs l’ayant acquis de bonne foi, estime le cabinet Darrois qui défend les intérêts de la SAS Hôtel Martinez. Les demandeurs ne pourraient prétendre qu’à des dommages et intérêts, mais cette issue est peu probable compte tenu de décisions judiciaires définitives qui ont autorité de la chose jugée. » Quant à l’avocat de l’Etat, il n’a pas souhaité répondre à nos questions sur instruction de son client. Assise sur son canapé de velours sous le portrait de la belle Emma, Suzanne Martinez-Kenny croit à son bon droit. Exilé, ruiné, celui qui s’estime spolié n’était à la fin de sa vie que l’ombre de lui-même. Suzanne : « Mon père avait beaucoup maigri. Il a très mal supporté les soupçons de collaboration. Il me disait : “J’ai sauvé des Juifs pendant la guerre.” Alors, moi, aujourd’hui, je veux lui rendre son honneur. Il faut qu’on accroche enfin son portrait dans le hall du Martinez. »
PARIS MATCH _________________
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